A l’occasion des expositions temporaires, une conférence est donnée lors du vernissage.

En voici les textes :

 

Novembre – Décembre 2019

Conférence de François Boisjoly sur Alphonse Bertillon.

Vers une utilisation policière et scientifique de la photographie

De tout temps, la police chercha à espionner et classer la population. Dès le XVIIe siècle, avec la création de la poste, Louis XIV crée un service pouvant contrefaire les cachets de cire afin d’ouvrir et de copier certains courriers.

En 1667, Louis XIV crée à la demande de Colbert, la Lieutenance générale de police qui est une magistrature indépendante. Durant 30 ans, Gabriel Nicolas et ses 48 commissaires de polices assainissent la ville et scrutent l’opinion publique grâce à des officiers en civil.
En 1789, arrive l’immatriculation des carrosses et des charrettes.

C’est en 1800 qu’est fondée à Paris la Préfecture de police, héritière de la Lieutenance générale. Bonaparte la perfectionne et lui donne plus de moyens. Avec Vidocq et sa brigade de sureté, des complots comme celui de Cadoudal sont déjoués.

Au XIXe siècle, les apatrides et les gens du voyage étaient considérés comme un problème social susceptible de troubler l’ordre public. En Suisse, pour les partisans de la « réforme sociale », le vagabondage était un fléau qui ne pouvait exister dans une société moderne. Jusqu’au XIXe siècle, on y organisait des “chasses aux mendiants“ afin d’expulser les pauvres et les vagabonds du territoire communal.
De 1849 à 1852, la Police des étrangers lança une opération nationale visant à localiser les apatrides, à les enregistrer et à les naturaliser de force. Début 1852, le photographe bernois Carl Durheim fut chargé par la Confédération Helvétique de photographier les apatrides et les gens du voyage incarcérés dans une prison bernoise. Fruit de ce travail, cette galerie de portraits constitue, à ce jour, le plus ancien fonds connu d’archives photographiques policières.

Il s’agissait déjà, sur ordre des autorités, de ficher et de photographier une population clairement définie selon une procédure systématique et standardisée. La photographie connaissait alors sa première utilisation pour le travail d’investigation policière.

Sous Louis-Philippe, la révolution industrielle qui remplit Paris d’ouvriers et de pauvres a pour conséquence une augmentation régulière du budget et des effectifs de la Préfecture de police. L’achat par la France du brevet du daguerréotype, qui est étudié à la chambre des députés de janvier à juillet 1839, permet au ministre de la police Duchatel de prononcer devant les députés un exposé sur les « motifs pour l’approbation du projet de loi nécessaire à l’acquisition de l’invention de Daguerre ».

Le procédé permet à la police de réaliser le premier daguerréotype d’un malfaiteur dés 1841, il faut toutefois rappeler que le daguerréotype est une photographie unique et difficilement reproductible. L’accroissement des contrôles des groupes minoritaires et la mise en place de l’ilotage débute sous le Second Empire. En 1860, la police municipale compte plus de 5 200 agents et la généralisation des épreuves photographiques sur papier au format carte de visite intensifie la pratique de la photographie judiciaire. Ces supports papier permettent de diffuser les portraits des criminels recherchés.

Dés le début de l’insurrection de la Commune en 1870, le photographe attitré des Ponts et Chaussées, Auguste Collard, réalise des photographies des barricades pour les Versaillais, tout comme Bruno Braquehais qui photographie également la destruction de la colonne Vendôme dont Gustave Courbet est jugé responsable.
Le photographe Eugène Disderi réalise de nombreuses photographies de cadavres qui servent de documentations aux troupes versaillaises. Ces images, également vendues à la population dans son établissement, deviennent rapidement l’emblème de la semaine sanglante. Les cadavres numérotés et les cercueils ouverts présentent les corps de gardes nationaux tués par les Communards.

Par un décret du 10 avril 1871, la Commune prend la décision de faire photographier tous les gardes nationaux morts au combat. Le photographe attitré de l’école militaire Yves Bondy, ainsi que les photographes Auguste Muriel, Eugène Pirou, Dellaras et Grelet réalisent ces images livrées au format photo carte de visite destinées au bureau des renseignements de l’Hôtel de police.
Toutes ces photographies circulent ensuite largement dans la population, ainsi que les vues de ruines et de destructions, car les photographes conservent leurs droits d’auteurs et les proposent à la vente dans leurs boutiques.

Le photographe Eugène Appert réalise probablement le plus grand corpus de photographies de cadavres et de prisonniers dans les geôles versaillaises entre juillet 1871 et novembre 1873. Il réalise également une grande série de photomontages anticommunards dès le mois de juin 1871, série qu’il intitule “Crimes de la Commune“, représentant des scènes de massacres et d’exécutions.
Pierre Petit et Eugène Appert avaient déjà réalisé et mis en vente de très nombreux portraits de Communards réalisés avant et pendant les événements.

Pour avoir une idée de l’importance de la diffusion de ces photographies de Communards, voici la plainte que Pierre Petit reçoit en août 1871. Le pianiste réputé Henri Dombrowski poursuit le photographe en justice et demande cent mille francs de dommages et intérêts pour la vente de près de deux cent mille exemplaires de son propre portrait réalisé avant 1870 et diffusé injustement sous le nom du général Communard Ladislas Dombrowski (grièvement blessé le 23 mai 1871 sur une barricade et décédé quelques heures plus tard). Ce général que les autorités croyaient encore vivant, était recherché activement par les troupes versaillaises et le pianiste était régulièrement inquiété. Notre musicien obtint gain de cause et le photographe Pierre Petit fut condamné parce qu’il avait vendu sciemment dans sa boutique ce portrait à l’identité falsifiée (pour rappel : 200 000 exemplaires en près de 15 mois à une époque où il n’y a ni eau courante, ni électricité), tout en continuant de proposer également dans son catalogue, dans la rubrique “galerie des artistes“ le portrait du virtuose. C’est bien la vente d’un même portrait, sous deux identités, l’une contrefaite et l’autre réelle, qui a été jugée.
Il en ressort une preuve de la diffusion immense des photographies de Communards, et nous n’avons encore parlé que de la diffusion à destination du public. La diffusion pour raison d’état sera largement aussi importante. (Et malgré cette diffusion de masse, ces photos historiques sont maintenant difficiles à trouver…)

Entre le 21 et le 28 mai 1871, 26 000 personnes considérées comme Communards sont arrêtés dans Paris et 5 000 arrestations supplémentaires eurent lieu dans les deux mois suivants. Le général Félix Appert annonce le 1er janvier 1875 à l’assemblée nationale que 38 578 insurgés ont été arrêtés.

Le photographe Eugène Appert, neveu du général Félix Appert, se présente aux portes des prisons comme le portraitiste officiel du gouvernement et installe sa chambre photographique dans la cour de la prison avant de demander aux geôliers de lui apporter les prisonniers Communards. Son catalogue de photographies regorge donc de photos carte de visite représentant les membres de la Commune, les commandants, et tout l’état-major. Toutes ses photographies étaient remises aux services de police avant d’être mises en vente dans son atelier, lui assurant un immense succès commercial.

Dès décembre 1871, les portraits des Communards sont diffusés abondamment car ils aident à la répression policière permettant l’identification des personnes recherchées. Appert dispose en décembre 1871 de plus de 8 000 portraits de Communards dont certains sont tirés jusqu’à deux cent mille exemplaires pour les services de police ou pour la diffusion dans son propre studio.
Toutes ces photographies sont encore utilisées après l’amnistie générale de 1880 pour surveiller le retour en France des proscrits et des déportés ayant réussi à s’enfuir du bagne de Nouvelle Calédonie. Dans un rapport de 1875, le général Appert évoque un “catalogue facile à consulter de tous les individus poursuivis permettant de retrouver immédiatement chacun d’eux.“

Les archives de la Préfecture de police de Paris de juin 1871 mentionnent des dispositions budgétaires pour l’achat massif de portraits de Communards auprès des photographes. Dés le 19 mai 1871, la police versaillaise avait acquis les portraits de 2 500 insurgés identifiés et présents dans la capitale.

Après les événements de la Commune de 1870, les individus suspects sont photographiés dans les prisons des alentours. En 1872, le premier service au sein de la Police parisienne est créé. Bien qu’elle dispose de volumineux fichiers composés de documents et de photographies, la police ne sait plus reconnaître un récidiviste depuis qu’a été aboli la marque au fer rouge des personnes auparavant condamnées.

En mars 1879, Alphonse Bertillon est jeune commis auxiliaire de la Préfecture. Son père est le directeur de la statistique de la Préfecture et le cofondateur de l’Ecole d’Anthropologie. Alphonse Bertillon travaille alors dans un service où s’entassent plus de 80 000 fiches de signalements, et presque autant de photographies, car depuis 1874, une photographie de chaque détenu est jointe à la fiche de signalement. Il est important de préciser que, à cette époque, les récidivistes représentent la moitié de la population carcérale de France.

C’est le 1er octobre 1879 que Alphonse Bertillon fait parvenir au Préfet Louis Andrieux un mémoire sur sa technique révolutionnaire, mais ce n’est que début 1883 que le nouveau Préfet, Ernest Camescasse, lui accorde trois mois pour prouver ses thèses et tester la validité de sa méthode. Le 16 février 1883, ce système permet, pour la première fois, l’identification d’un récidiviste. L’anthropométrie judiciaire est lancée et 49 récidivistes sont retrouvés cette année là, 241 en 1884 et 425 en 1885.

En 1882, Alphonse Bertillon est reconnu criminologue. Il met au point un système anthropométrique qui consiste à établir des fiches d’identifications signalétiques où figurent les mesures et les signes caractéristiques de chaque sujet (14 mensurations : taille, longueur des pieds, main, oreille, avant-bras, arête du nez, écartement des yeux, etc.) et la description des particularités physiques (cicatrices, tatouages, grains de beauté).
Il invente en même temps la photographie anthropométrique où le détenu est photographié de face et de profil. Ces deux portraits complétant la fiche. Il appelle son système “anthropométrie judiciaire“. En 1888, Alphonse Bertillon est nommé responsable de l’atelier photographique du service d’identification de la Préfecture de police de Paris.
Après l’identification de l’anarchiste Ravachol, les journalistes appelleront ce procédé le “bertillonnage“, reprenant la dénomination un peu péjorative du Professeur Lacassagne…

Le fonctionnement des ateliers de photographies anthropométriques est toujours identique à celui de la Préfecture de police de Paris : au milieu du studio, une chaise permet au photographe de prendre le détenu de face et de profil. L’éclairage et la position du sujet doivent être scrupuleusement respectés.
Un dispositif pour le tirage rapide permet de produire 20 000 photographies au format photo carte de visite en une nuit, assurant ainsi une large diffusion lors de la recherche d’un criminel. Le Préfet de police précise que “tout individu prévenu de crime ou de délit grave est amené à la préfecture pour y être photographié immédiatement ».
On ne s’inquiète pas de savoir si plus tard il sera reconnu innocent ou coupable, on le conduit à l’atelier. En 1882, il est pris par jour environ cinquante nouveaux portraits qui sont tirés immédiatement en de nombreux exemplaires. Lorsque l’innocence est manifeste, les tirages sont détruits, mais si le moindre soupçon persiste, le portrait est définitivement classé. Il y a dans les archives, en 1882, les portraits de 40 000 mauvais sujets classés dans d’immenses casiers. Certains casiers sont classés par ordre alphabétique, d’autres suivant la nature des crimes (assassinats, vols, mœurs, expulsés ou bannis, etc.), tous sont tirés au format carte de visite, les noms et les signes distinctifs sont inscrits par grattage sur le négatif, ils sont ainsi inséparables et apparaissent en noir sous le portrait.

La Préfecture de police de Paris signale dés 1880 que la photographie est un moyen très efficace pour découvrir les parents des enfants perdus. Des photographies sont également réalisées de tous les cadavres de la morgue pour lesquels on soupçonne un crime. Un grand nombre d’exemplaires de toutes ces photographies sont rapidement tirées par le laboratoire du service anthropométrique et distribuées à travers la ville.

Les services photographiques de la Préfecture de Police sont également très fiers de leurs agrandissements des écritures, agrandissement de 12 fois, leur permettant de reconnaître les faux. (Mais on peut noter au passage que lors de « l’affaire Dreyfus« , l’expertise graphologique produite par Bertillon se révèlera erronée et contribuera à la condamnation du Capitaine.) Mais le comble de l’efficacité revient à la “voiture photographique“. De la taille d’une voiture ordinaire de la police tirée par un ou deux chevaux, elle est peinte en noire à l’intérieur et est disposée comme un véritable laboratoire. Le photographe se déplace immédiatement en cas d’incendie ou de meurtre et prends des vues de la scène de crime, de ses abords et, évidemment du cadavre s’il y en a un. La préfecture dépense en 1880 la somme de 7 000 frs pour ce laboratoire roulant.
Cette technique sera présentée à l’Exposition Universelle de Londres en 1884 et plus de cinquante pays l’adoptent en quelques années. A Lausanne, c’est en 1909 que ce service voit le jour.
Le Préfet de police Louis Lépine modernise et rend très efficace la police parisienne. En place de 1893 à 1913, il met en œuvre une technique de maintient de l’ordre, crée des écoles de formation pour les policiers et organise des unités spéciales.

Le décret du 11 août 1893 donne naissance au service de l’Identité judiciaire de Paris. Dirigé par Bertillon, ce service réuni le service anthropométrique, le service photographique et celui des sommiers judiciaires. Bien que réticent à l’ajout des empreintes digitales sur ses fiches signalétiques, il accepte en 1894 d’intégrer aux fiches la dactyloscopie, empreintes des quatre doigts de la main droite et de l’index gauche.

En 1906, au VIe congrès d’anthropologie criminelle à Turin, Edmond Locard rencontre Alphonse Bertillon pour la première fois. En 1909, il est en stage à Paris auprès d’Alphonse Bertillon avant d’entreprendre un tour d’Europe criminologique. Alphonse Bertillon décède en 1914 après avoir ouvert la voie de l’enquête judiciaire avec une certaine approche scientifique.

Edmond Locard est professeur de médecine légale, il est né à Saint-Chamond le 13 décembre 1877, et décède à Lyon le 4 mai 1966. Éleve brillant au collège dominicain Saint-Thomas d’Aquin, il est bachelier à l’âge de 17 ans et il est précisé dans sa biographie qu’il parle déjà onze langues. Il étudie le droit, puis devient l’élève d’Alexandre Lacassagne, professeur de la chaire de médecine légale de Lyon. Il rejoint l’équipe de Lacassagne comme secrétaire, puis préparateur et devient rapidement son assistant.

Edmond Locard est ensuite nommé directeur de la Police technique de Lyon. Il concrétise sa nouvelle approche d’une enquête dès 1910, à Lyon, en créant l’ancêtre du laboratoire scientifique de police dans les combles du Palais de justice de Lyon. Il fait évolue, à partir de cette année, le système d’identification judiciaire de Bertillon en une véritable enquête scientifique, en utilisant les découvertes du XXe siècle, dont la dactyloscopie (étude des empreintes digitales) et la poroscopie (observation des pores de la peau).

Dans son discours de réception à l’Académie des Sciences de 1919, il précise la notion de « transfert » sur une scène de crime. Ce principe de l’échange est aujourd’hui connu dans le monde de la police scientifique sous le nom de “Principe de Locard“.
« La vérité est que nul ne peut agir avec l’intensité que suppose l’action criminelle, sans laisser des marques multiples de son passage […] Tantôt le malfaiteur a laissé sur les lieux les marques de son passage, tantôt, il a emporté, sur son corps ou sur ses vêtements, les indices de son séjour ou de son geste ».



Edmond Locard est le créateur de la criminalistique qui a servi d’expertise auprès de la police française.
Son principe est d’appliquer aux problèmes policiers les techniques de recherches scientifiques de la médecine légale.
Edmond Locard a rédigé Le « Traité de Police Scientifique » en 7 volumes, qui propose une méthodologie de cette nouvelle science. Ses écrits servent toujours à l’heure actuelle de base à tous les laboratoires de police scientifique du monde.